Par Armelle Lorcy –1er août 2016
L’expérience quotidienne de la personne qui doit subir divers traitements reste difficile à saisir pour ses proches. L’auteure nous propose un tour d’horizon des différentes facettes de l’expérience du cancer dans le corps. Elle met en lumière ce qui se joue dans l’intimité du quotidien, du foyer familial et dans les relations sociales.
Il est des moments dans la vie où l’on sent son corps se transformer, changer d’une manière ou d’une autre. Qu’il s’agisse de la grossesse, de la vieillesse ou de la maladie, le changement n’est pas seulement en apparence. Il concerne également notre sensorialité, ou notre capacité à être sensible aux sensations physiques, à ressentir son corps et son environnement par les sens. La sensorialité se révèle d’autant plus qu’elle est parfois mise à rude épreuve par l’expérience de certaines maladies, comme le cancer. Le sujet est loin d’être anodin. Il s’avère même essentiel. Comprendre cette sensorialité qui se transforme, c’est non seulement mieux saisir l’expérience du cancer dans le corps, mais aussi mettre en lumière ce qui se joue dans l’intimité du quotidien, du foyer familial et dans les relations sociales.
À fleur de peau : la sensorialité pendant les traitements anticancéreux
Pendant la trajectoire de la maladie, la phase curative est plus encore révélatrice des changements qui peuvent survenir dans le corps. Même si les personnes malades sont informées des effets secondaires éventuels des thérapies reçues, les vivre dans leur propre chair n’en reste pas moins une expérience parfois déstabilisante. Elle peut être d’autant plus difficile à vivre qu’elle s’accompagne de questions existentielles majeures. Comme l’explique Nicolas Vonarx (2011), c’est leur propre identité qui est remise en question par l’expérience de ce corps malade, en pleine transformation.
Les traitements anticancéreux proposés (chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie) peuvent, selon les cas, amplifier la sensation d’une apparence qui se modifie, d’un corps qui ne réagit plus comme avant et ressent autrement. Cette métamorphose est souvent associée à des signes extérieurs visibles et tangibles, notamment en situation de chimiothérapie anticancéreuse: perte des cheveux, amaigrissement, fatigue entre autres. Elle peut également être vécue de l’intérieur, plus difficilement décelable cette fois-ci par l’entourage. Elle se présente alors sous forme de changements au niveau des perceptions sensorielles, tant au niveau tactile, visuel, auditif que gustatif et olfactif. Ces effets secondaires font l’objet d’un intérêt particulier des soignants et chercheurs en raison des nausées, des vomissements et des cas de dénutrition (appelée cachexie cancéreuse), parfois occasionnés, voire amplifiés par les troubles sensoriels. Mais au-delà du fonctionnement biologique et du risque thérapeutique, les personnes malades, perturbées dans leurs repères les plus triviaux, doivent réapprendre à se connaître et à fonctionner dans une situation nouvelle et angoissante. Si certains patients remarquent peu de modifications à ce sujet, ou même aucune, d’autres font part de ressentis bien plus contrastés, différents, désagréables, parfois insupportables. Il peut s’agir de l’odeur du café du matin devenue source de maux de cœur, des déplacements des occupants de la maison ressentis douloureusement comme les pas lourds d’un éléphant, ou encore de la lumière d’un jour ensoleillé perçue comme une agression par l’œil devenu trop sensible. Ces ressentis, dont cette hypersensibilité, sont en général temporaires. Mais certains peuvent s’avérer plus durables en cas d’engourdissements, de picotements ou de sensations de brûlure dans les mains et les pieds, si bien que cela peut gêner voire handicaper la personne dans son quotidien pour dormir, cuisiner ou simplement se déplacer et conserver son autonomie. Le contact avec l’environnement à travers les gestes quotidiens, d’apparence si banale, devient alors source d’agression et de stress pouvant conduire à l’isolement.
Ces situations traduisent une perte de contrôle, parfois difficile à gérer. Pour les personnes malades, l’annonce du cancer est vécue en général comme « une épée de Damoclès » replaçant la perspective de la mort à plus ou moins long terme, bousculant l’impression de toute-puissance et rappelant sa propre vulnérabilité. Elle remet en question tout effet de projection dans l’avenir et impose un repli spontané sur le moment présent. Mais, selon les effets secondaires ressentis, parfois le présent lui-même peut se dérober et paraître hors de contrôle. Cela peut alors avoir un impact émotionnel, variable selon les personnes. Incompréhension, dégoût, angoisse, douleur voire souffrance, déprime voire détresse, agacement voire colère et sentiment de perte de contrôle de soi font partie d’un cocktail émotionnel qui traduit les difficultés que tout un chacun peut connaître à un moment donné (Marche, 2006; Vega, 2012). Souvent provisoires, ces situations peuvent s’étendre plus longuement selon la durée des effets secondaires ressentis et de leur impact sur le quotidien.
Troubles sensoriels, pratiques alimentaires et prise en charge des proches
Les pratiques alimentaires des personnes malades illustrent bien l’étendue des difficultés qui peuvent être vécues au jour le jour en cas de troubles sensoriels. C’est tout le processus et la logistique alimentaires qui peuvent être affectés. Cela concerne certes la consommation de mets devenue désagréable, parfois douloureuse quand certains prennent une saveur acide ou en présence d’ulcères buccaux. Mais cela peut aller bien au-delà. Lorsque la nourriture « ne goûte rien », il arrive que ces hommes et ces femmes « n’aient plus le goût de rien » de façon plus générale. Alors anticiper les menus de la semaine peut devenir une épreuve pour une mère de famille traitée pour un cancer qui cherche vainement à préparer la liste des courses. Quand la fatigue et le manque d’énergie s’imposent ou que les pieds sont endoloris, faire l’épicerie devient difficile pour celui ou celle qui doit s’en occuper. La préparation des repas peut devenir tout aussi délicate si les odeurs de cuisson, de poissons notamment ou de plats mijotés rendent malades, si la personne qui cuisine n’arrive plus à distinguer quand un mets est suffisamment assaisonné ou pas, ou à ouvrir une boîte de conserve de ses propres mains. Ce sont tous ces « petits gestes » du quotidien qui peuvent être affectés et rendre l’expérience de la maladie d’autant plus difficile à gérer.
Le cancer et les effets secondaires induits par certains traitements ont inévitablement un impact organisationnel et social sur les familles et l’entourage des personnes malades. Selon les situations propres à chacun, les proches (famille, amis, parfois voisins ou collègues de travail) vont alors être mis à contribution. De manière plus ou moins spontanée suivant l’annonce du diagnostic et le début des traitements, l’organisation du quotidien est revue selon les circonstances. Les tâches précédemment assumées par une personne atteinte d’un cancer peuvent être redistribuées entre parents et enfants en bonne santé, au sein d’une même maisonnée. Selon son état de santé et son âge, si elle vit seule, la personne malade peut être invitée à séjourner chez des parents ou amis le temps de la convalescence, ces derniers se chargeant de la logistique alimentaire. Des membres de la famille peuvent également décider de l’accompagner ponctuellement chez elle, voire en mettant en place une organisation par alternance. Idées de menus, courses, préparation des repas et entretien de la cuisine sont alors délestés plus ou moins durablement sur les épaules des proches aidants, et selon leurs disponibilités. En l’absence d’entourage, des solutions alternatives peuvent être proposées par les infirmières pivots en oncologie et les travailleuses sociales telle la Popote roulante.
Du stress à la redécouverte du plaisir des sens
Malgré cette aide souvent très appréciée, certains troubles sensoriels peuvent affecter les relations sociales, familiales ou amicales. En effet, dans les familles, bien heureusement la vie continue. Néanmoins, les pas lourds, les voix fortes, ou les jeux et les cris des enfants peuvent irriter les oreilles sensibles de la personne alitée. L’odeur des gaufres de fin de semaine ou du café matinal préparés par un conjoint, mais source de nausées, peut également agacer celui ou celle qui en ressent du dégoût. À force de répétition, la personne risque de l’exprimer par une remarque déplacée, traduisant une tension dans la relation et conduisant à l’incompréhension de celui qui n’a rien changé à des habitudes n’ayant jusque-là posé aucun problème. La normalité rassurante du quotidien devient subitement anormale, source de conflits, et déstabilise les proches dès lors sans repère. Enfin, il arrive que pendant un cancer, avec les meilleures intentions, ces derniers encouragent avec plus ou moins d’insistance la personne malade à manger. Lorsque la nourriture a un goût acide ou métallique ou qu’elle est difficilement ingérable en raison d’ulcères buccaux ou de nausées, ils risquent un refus voire de déclencher une réaction de colère. Ils n’en restent pas moins abasourdis, confus, avec un sentiment d’impuissance. Aussi anecdotique que cela puisse paraître, selon leur intensité, les troubles sensoriels ne laissent donc quiconque indifférent.
Ceci dit, progressivement, après le premier puis le second traitement de chimiothérapie, les personnes malades se familiarisent avec les transformations de leur corps, les nouveaux ressentis, les douleurs et aussi les envies et ajustent leur quotidien en conséquence. Elles vont apprécier un espace de tranquillité, une pièce avec une lumière tamisée et aérée, loin des odeurs ponctuelles ou persistantes de cuisine ou de salle de bain. Leur propre expérience, les informations communiquées par les professionnels de la santé et parfois par l’entourage ou les renseignements trouvés sur certains sites Internet sont des sources d’information leur permettant souvent de se familiariser avec les changements corporels et de trouver des réponses pour mieux vivre l’épisode du cancer. Avec les conseils avisés des infirmières et la complicité des proches, les soignés vont apprivoiser des saveurs nouvelles et mettre en place des stratégies pour manger le plus possible avec plaisir. Anne Vega (2012) soulignait d’ailleurs, dans ses recherches sur l’expérience du cancer en France, l’importance des « gestes et des sensations de plaisir quotidiens ». L’alimentation en est l’un des ingrédients essentiels. La viande de poulet étant perçue avec « un goût de métal » sera par exemple consommée avec une sauce épicée ou moutarde et des couverts en plastique permettant ainsi de résoudre le problème gustatif. Ou encore, dans l’incertitude et pour préserver la qualité de leurs relations, les personnes malades vont privilégier un souper au restaurant au repas chez des amis, simplement pour avoir le choix de manger ce qui leur plaît sur le moment, sans risquer de froisser leurs hôtes. Autrement dit, avoir du plaisir, c’est apprendre aussi à ménager ses sensibilités et du même coup celles des autres pour éviter la frustration et l’isolement et donc maintenir ou retrouver une vie sociale. Une fois cette nouvelle sensorialité apprivoisée, ce qui était anormal devient alors normal dans le quotidien. Chacun apprend à agir et à réagir en conséquence, au fur et à mesure des traitements, « un jour à la fois ». Pour les personnes malades, être à l’écoute de ses ressentis, identifier ce qu’il convient d’éviter pour privilégier ce qui fait plaisir, c’est alors retrouver un contrôle sur soi, redéfinir son identité pour soi et les autres. Avoir du plaisir, quel qu’il soit pendant la maladie, c’est une manière de retrouver sa place socialement et de se sentir en vie.
Bibliographie
MARCHE, H. (2006). « Expression, qualification et mise en forme des émotions : les politiques de l’intime et l’expérience du cancer », Face à Face, 8 [http://www.ssd.u-bordeaux2.fr/faf/archives/numero_8/articles/marche.htm]
VEGA, A. (2012). « La mort, l’oubli et les plaisirs. Les cheminements des patientes dans le cancer du sein », Anthropologie et Santé, 4 [http://anthropologiesante.revues.org/861]
VONARX, N. (2011). « Cancer, religion et spiritualité. Une rencontre au carrefour identitaire », Spiritualitésanté, vol. 4 no 1, p. 32-34.
Après avoir obtenu un doctorat en anthropologie (2010) en France, Armelle Lorcy s’est installée au Québec pour réaliser un post-doctorat à l’Université Laval (Fondation Fyssen, 2011-2013). Ses recherches portent entre autres sur les pratiques alimentaires, la sensorialité et les relations sociales. Après avoir abordé ce sujet en contexte interculturel en Équateur, elle a choisi de le traiter en lien avec la santé au Québec, en étudiant l’expérience de la chimiothérapie anticancéreuse. Depuis 2015, elle travaille comme anthropologue au Centre de recherche du CHU de Québec – Université Laval sur un nouveau projet concernant la prévention et le contrôle des infections nosocomiales. Parallèlement, elle poursuit ses réflexions sur l’alimentation en tant que membre du comité directeur du journal en ligne Anthropology of Food [http://aof.
revues.org/?lang=fr]. Elle a notamment publié « Le goût de manger » pendant une chimiothérapie. Difficultés et choix alimentaires de femmes traitées pour un cancer gynécologique, Québec, 2014.